La précarité en 2023, un enjeu aux multiples facettes

Dans un contexte inflationniste, d’emploi incertain et d'exclusion sociale, la précarité touche beaucoup les milieux et d’âges. Deux chercheurs s'interrogent sur les populations touchées et le rôle des pouvoirs publics.

La précarité en 2023, un enjeu aux multiples facettes

Il y a 20 ans, quand on a commencé à travailler avec les enfants des rues en France, on nous riait au nez en disant “ça existe pas en France”, résume Laurent Ott, chercheur en travail social, enseignant et directeur de l’association Intermèdes Robinson de lutte contre la précarité. La précarité n’est pas égal ni synonyme de pauvreté. Pour Laurent Ott, la pauvreté a existé de tout temps et en tout lieu. Or la précarité est un phénomène plutôt récent, que l’on pourrait dater des années 1970, autrement dit l’après 30 Glorieuses. 

 

La sociologue et auteure de Sociologie de la précarité Maryse Bresson ajoute que “dans la pauvreté il y a le manque, lié aux revenus ou à l’éducation”. Tandis que la précarité relève de l’incertitude, notamment d’un logement ou d’un emploi instable. De fait, la précarité touche tous les milieux, tous les âges, et peut survenir à un instant T, partir puis revenir. “La pauvreté n’est pas forcément synonyme d’exclusion sociale alors que la précarité si”, explique Laurent Ott. Si selon lui les populations les plus touchées sont les familles mono-parentales, les personnes seules, les chômeurs, les personnes âgées ou les jeunes, c’est aujourd’hui plus complexe à définir. 

 

Le travail, gage de sérénité ? 

 

Mais alors, est-ce que le travail protège forcément de la précarité ? Les deux spécialistes sont unanime ; non. Ce fût le cas il y a quelques décennies, lorsque le travail valait à coup sûr une place dans la société. Aujourd’hui, la précarisation du travail fait qu’il ne protège plus autant qu’avant. Les contrats courts, l’intérim, les stages ralentissent ou barrent le passage à une progression professionnelle et une augmentation des revenus. La population alterne également plus facilement entre des périodes d’emploi et de sans emploi, ce qui rend les revenus incertains voire inexistants par moments. “C’est toute la relation au travail qui a changé. Désormais, ça va ça vient, c’est quelque chose auquel on ne peut pas s’identifier”, détaille le chercheur. S’ajoute à cela le fait que le travail peut engendrer des problèmes supplémentaires comme la nécessité d’avoir une voiture, le prix de l’essence ou encore la mise en garde des enfants qu’une personne précaire ne peut pas forcément assumer. 

Le taux de précarité atteint 15,3 % des emplois salariés, soit plus de deux fois son niveau des années 1980, d’après les données de l’Insee.©observationsociete.fr

“Demain sera pire qu’aujourd’hui” 

Et le rôle de l’Etat dans tout ça ? On le sait, le gouvernement français propose un certain nombre d’aides spécialisées pour les personnes qui en ont besoin. Parmi elles, le revenu de solidarité active, l’allocation adulte handicapé, l’allocation de solidarité spécifique, celle pour la vieillesse, la couverture maladie, la prime d’activité etc. “Les prestations sociales sont indispensables et nécessaires en France”, rappelle Maryse Bresson. “Elles stabilisent les revenus et permettent de combler si on perd notre travail par exemple”. Et pourtant, de nombreuses personnes n’y recourent pas, par ignorance ou par stigmatisation. La principale cause de non-recours étant le manque d’information, selon un rapport du gouvernement sur le sujet paru en avril 2023. En France, le taux de non-recours à certaines prestations dépasse 30%. Laurent Ott parle également d’inversion de la précarité. “Ce qui avait motivé le travail social pendant les 30 glorieuses c’était qu’il y avait toujours un avenir serein, un progrès social pour tout le monde. On était sûr que demain serait mieux qu’aujourd’hui. La précarité c’est l’inverse. Les gens pensent que demain sera toujours pire qu’aujourd’hui.”. Il ajoute : “Et ça influence les comportements ; le précaire ne fait pas confiance, ni en lui-même, ni en les autres, ni en l’avenir. Il est persuadé que sa faillite lui est personnelle.”

 

L’inconditionnalité comme maître mot

 

Le hic pour Laurent Ott, c’est que les institutions ont l’illusion de fonctionner. “Mais les difficultés des personnes précaires sont tellement imbriquées les unes aux autres que si on se focalise sur un seul élément de la problématique, on renforce les autres problèmes autour.” Pour lui, il faut prendre le problème dans sa globalité au lieu de vouloir régler partiellement les choses. Il résume ainsi la situation du gouvernement : “Quand l’outil dont vous disposez est un marteau, vous voyez tous les problèmes comme des clous.” Plutôt explicite. Le chercheur ajoute que les institutions se basent trop sur les conditions. Les familles pauvres sont plus souvent installées de longue date dans les logements sociaux tandis que les précaires sont mobiles, récemment arrivés sur le territoire et donc instables. Ils ne remplissent alors pas les conditions pour bénéficier des aides humanitaires et alimentaires sous prétexte qu’elles ne résident pas sur le bon territoire, depuis assez longtemps ou qu’elles ne possèdent pas de recommandation d’un travailleur social. “Rien que pour bénéficier des Restos du cœur, c’est sous condition”.

En créant l’association Intermèdes Robinson, Laurent Ott avait pour ambition “d’aller vers”, d’aller au devant des familles précaires et surtout en pratiquant l’inconditionnalité. C’est pour lui la clé. L’action directe, vers quiconque en a besoin. Avec son équipe, ils s'installent “hors les murs”, en pied d’immeuble, dans les bidonvilles, sur les parkings des hôtels sociaux et proposent des ateliers de cuisine de masse, de la distribution de nourriture, des ateliers socio-économiques ouverts à tous. A noter que la plupart du temps, les acteurs sociaux vis-à-vis des précaires sont aussi les plus précaires. S’il est sceptique sur les méthodes institutionnelles et qu’il estime que tout le système doit être repensé pour coller à la demande, Laurent Ott est confiant : “De toute façon ça va se développer. Les besoins sont tels que les initiatives comme la nôtre vont être encouragées et soutenues à l’avenir. Pour que la société continue à fonctionner.