Harcèlement dans le milieu militant de gauche : oui, ça existe

Le milieu militant de gauche n’échappe pas plus aux comportements toxiques qu’un autre milieu social, comme le harcèlement. Néanmoins, ce sujet n’est pas souvent abordé, apparaissant comme paradoxal avec les causes défendues par les associations ou les collectifs. Le manque de témoignages, d’articles de presse, de posts sur les réseaux ou de littérature sur le sujet indique un certain silence. Du pain béni pour les opposants à celles et ceux que certains appellent les “wokes”.

Harcèlement dans le milieu militant de gauche : oui, ça existe
Pride 2023 à Nantes
Harcèlement dans le milieu militant de gauche : oui, ça existe

Il peut sembler absolument incohérent qu’une personne consacre à la fois de son temps et de son énergie pour lutter contre des discriminations ou des injustices, et qu’elle en reproduise à son tour dans ses comportements.

Cependant, il est difficile d’imaginer qu’un groupe social entier, hétérogène et diversifié, puisse échapper au harcèlement. D’autant plus que le militantisme de gauche comme on le connaît aujourd’hui est assez récent, datant à peu près depuis le mouvement #MeToo en 2018. Des collectifs et des associations ont fleuri un peu partout en France, ils s’organisent et travaillent les uns avec les autres, des nouveaux mots sont apparus dans le vocabulaire… etc.

Ajoutons à cela que le harcèlement, en particulier, est exacerbé par les effets de groupe. Mais le dialogue sur le harcèlement interne reste encore rare. Récemment, Elsa Deck Marsault, co-fondatrice de Fracas, collectif queer et féministe d'aide à la gestion de conflits interpersonnels, de violences et d'agressions au sein de collectifs, a publié un essai sur le sujet intitulé “Faire justice”. De l’autre côté, la journaliste du Point Nora Busigny est allée jusqu’à “s’infiltrer chez les wokes”, une véritable chasse aux contradictions pour décrédibiliser le mouvement progressiste.


Des cas avérés de harcèlement

Selon Elsa Deck Marsault«le harcèlement collectif dans un cadre militant reste peu discuté». Dans son essai “Faire justice”, elle parle de moralisme militant, de comportements intra-violents et ouvre la parole sur certaines dynamiques collectives qui entraînent des comportements toxiques, dont le harcèlement moral.

Dans le troisième chapitre, elle raconte l’histoire de M., une militante anonyme qui a vécu du harcèlement jusqu’à l’exclusion et l’humiliation publique. La raison : elle a continué à entretenir une amitié avec un homme qui l’a violée. Elsa Deck Marsault écrit : «D’après ses camarades de lutte, la seule manière de traiter un violeur est de couper définitivement les ponts avec lui, de le condamner catégoriquement et publiquement.»

Si M. a décidé de ne pas rejeter complètement son ami, c’est parce qu’il a reconnu les faits, et a commencé une thérapie. M. décide alors même «de l’aider à se remettre en question et à travailler sur son comportement.» Conséquence : elle est affichée comme une traître qui soutient les violeurs. Ce sujet délicat ne met sûrement pas tout le monde d’accord. Mais pour Elsa, il s’agit surtout de dire que «ces violences existent et les reconnaître permettrait probablement de les dépasser. [...] Il est important de suspendre son jugement sur qui a raison et qui a tort. [...] Il s’agit ici de se rendre compte de l’ampleur des dégâts pour, ensuite, pouvoir penser des alternatives.»

«Dans tous les cas, c'est la victime qu'on croit. Mais c'est jamais évident.»

Emeric Migaise est coordinateur au centre LGBTQIA+ Nosig à Nantes. Il a lui-même vécu du harcèlement de la part d’un membre du bureau il y a quelques années. Il explique que dans son cas, le conflit s’est vite résolu grâce à la bienveillance et l’écoute des bénévoles et de ses collègues salariés qui l’ont aidé à prendre conscience de ce qu’il vivait.

Le membre qui l’a harcelé a vite été écarté de Nosig. Le mouvement progressiste a pour principe de croire les victimes de violences, de les écouter et de les aider, ce qui constitue déjà un levier pour lutter contre les comportements toxiques. Mais cela ne signifie pas que les actes ponctuellement violents sont faciles à repérer et à gérer selon Emeric Migaise. Il raconte un cas d’agression sexuelle commis par un bénévole et explique combien cela peut être délicat de gérer ces comportements. «Ce qui est compliqué c’est que l’agresseur je le connais, avec moi ça s’était très bien passé, donc ça faussait aussi mon jugement. Je ne suis pas juge, donc j’ai demandé l’avis d’autres personnes pour prendre une décision. Dans tous les cas, c’est la victime qu’on croit. Mais c’est jamais évident, il ne faut pas croire que c’est tout noir ou tout blanc, que c’est facile de virer l’agresseur.»

La position que le collectif a décidé d’adopter a été de ne pas écarter complètement l’agresseur de Nosig, mais plutôt de lui interdire l’accès aux espaces collectifs et de le recevoir uniquement en entretien individuel. L’agresseur dénoncé peut aussi être victime de violences, avoir besoin de conseils et d’accompagnement. L’enjeu de garantir un safe space (endroit où la sécurité est garantie) est trop important, mais écarter complètement l’agresseur a été jugé comme contre productif par les membres de Nosig.

Un militant se débat et danse sur un drapeau LGBTQIA+, Pride 2023 à Nantes. Photo : Valentina Lugo
Un militant se débat et danse sur un drapeau LGBTQIA+, Pride 2023 à Nantes. Photo : Valentina Lugo

«L’intelligence collective nous aide à réagir le mieux possible»

La bonne gestion des actes violents ponctuels peut permettre d’empêcher l’escalade vers un harcèlement potentiel. Emeric explique que la meilleure solution pour gérer la violence, qu’elle soit sexuelle, raciste, homophobe ou sexiste, c’est l’entraide entre collectifs et associations. Nosig va prochainement s’atteler à la réécriture des statuts de leur règlement intérieur. «Tant que ce n’est pas écrit noir sur blanc, c’est pas dit. Il faut nommer les différents types de violences et sous quelle forme elles peuvent se déclarer. On sait quoi écrire, mais on n’est pas formés à tous ces types de violences. Il faut ces deux actions, l’écrire et former pour sensibiliser.»

L’association fait appel au Planning familial ou à AIDS par exemple pour organiser des débats, des tables rondes ou des moments d’échange. Emeric insiste sur le fait que même entre salariés d’une association, ils ne sont pas toujours d’accord et que ces moments d’échange sont importants pour prendre les bonnes décisions quand il y a des problèmes interpersonnels, des cas de violences ou de harcèlement. «La différence de points de vue est même demandée à Nosig, le débat est attendu. On a besoin de temps pour se former, c’est vrai que ça fait pas si longtemps que la parole se libère. L’intelligence collective nous aide à réagir le mieux possible.»

«Il ne faut pas en avoir honte, ça peut arriver partout»

Si la bienveillance et l’écoute font bien partie de la culture du mouvement progressiste dans sa globalité, il n’est pas pour autant à l’abri de dysfonctionnements et de violences qui peuvent mettre en danger des militants. Cité par Elsa Deck Marsault dans son essai, le psychologue Didier Anzieu «conclut : “J’ai moi-même décrit une surenchère punitive sous le nom d’“illusion groupale”, l’état d’un groupe qui est si parfaitement satisfait de lui qu’il va jusqu’à dénier, contre les faits eux-mêmes, sa propre agressivité”.»

Pour Emeric Migaise, c’est en étant transparents et en prenant conscience que le milieu militant n’est pas épargné de ces comportements qu’il peut agir et réagir de la meilleure façon. «Il faut se questionner en permanence, assumer qu’on est pas parfaits. A Nosig, on a l’honnêteté de dire que ça arrive aussi chez nous. Il ne faut pas en avoir honte, ça peut arriver partout. Mais si au moins on est honnêtes, on essaye de bouger.»