Intermittence : une exception culturelle à la hauteur ?

Depuis au minimum la période Covid, sinon depuis plus longtemps encore, le secteur de la culture est largement entamé. Les fermetures de salles ont été accompagnées de profondes conséquences pour le milieu des intermittents. Artistes, techniciens et autres métiers « non essentiels » mis à l’arrêt : qu’en est-il aujourd’hui, à taille humaine ? Rencontre avec Jean-Philippe Davodeau, comédien aux casquettes multiples.

Intermittence : une exception culturelle à la hauteur ?
Visuel du spectacle Temps mort. (crédit : Lise Abbadie)

Jean-Philippe Davodeau a 40 ans. Cela fait 11 ans qu’il évolue sous le régime de l’intermittence. Auteur pour la scène, chanteur aux plus de 300 concerts à son actif, comédien de troupe et professeur de théâtre : il multiplie les étiquettes, qu’il articule selon le principe même de son statut. Il est également depuis peu son propre metteur en scène et documentariste amateur. Son dernier court-métrage en date, sur le combat qu’a mené sa mère contre le cancer, a donné lieu à un seul en scène, Temps mort, en 2022.

 

Ce spectacle, il l’a joué quelque 33 fois depuis sa première, dont plusieurs dates au festival d’Avignon 2023. L’occasion de constater deux ressentis différents quant aux retombées du spectacle à l’issue de ces trois semaines. Humainement parlant, Jean-Philippe ressort très satisfait de ce baptême du feu, avec des représentations complètes coup sur coup. Financièrement parlant, en revanche, le spectacle a engendré une perte de 10 000 €, dans la mesure où ce passage dans la cité des Papes n’a pas en contrepartie abouti à la concrétisation d’autres contrats. Un manque à gagner comme prix à payer pour des équipes entières qui se donnent du mal pour faire naître des projets, tout en avançant sur des fils de funambules.

 

Une réflexion sur la légitimité de l’artiste

 

Au-delà de la stricte dimension de précarité financière, qui est inhérente à la catégorie des intermittents, ses différentes activités parallèles le font se questionner sur la réalité de son identité en tant qu’artiste : « Quand on parle de précarité, vient entre autres la question de l’autoproclamation de ces statuts, de ces casquettes qu’on se met, précise Jean-Philippe Davodeau. Tout cela se recoupe, se rejoint, mais qu’est-ce qui fait l’expertise, la profession ? »

 

Il confie le mal qu’il a à concevoir d’année en année une hiérarchie dans ses propres activités artistiques, dans la mesure où ces professions, qu’elles soient créatives ou techniques, sont justement basées sur l’incertitude permanente, voire pour certains la potentialité d’accepter des projets de moindre qualité uniquement pour « faire ses heures ». L’essentiel s’apprend sur le tas, confirme celui qui se définit joyeusement comme « curieux de tout et expert en pas grand-chose ».

 

Entre précarité et choix de vie

 

Aujourd’hui, ce régime spécial d’allocation, les intermittents y ont droit, à condition de réaliser l’équivalent de 507 heures au cours de l’année, soit 43 spectacles représentant chaque fois une indemnité forfaitaire de 12 heures, pour un acteur de théâtre qui « se contenterait » de monter sur les planches. La question du combat pour ces droits se pose également dans d’autres pays comme en Belgique, où un article paru dans le magazine Larsen courant septembre présente les difficultés rencontrées par une certaine « classe moyenne », dans le milieu strictement musical cette fois.

 

Malgré tout, elle fait, à l’heure actuelle et à l’internationale, figure d’exception en matière de valorisation et de spécificité accordée aux professions artistiques et audiovisuelles. « Ça reste unique au monde que cette intermittence du spectacle en France. C’est un marronnier que de s’attaquer à elle, je le vois depuis 20 ans », déplore l’auteur de Temps mort. Avec la passion, cruciale dans ce « monde de l’anonymat » où seuls quelques-uns surnagent du lot et duquel les gens ont tendance à se détourner par manque d’intérêt pour la discipline, le jeu semble tout de même en valoir la chandelle. À titre d’exemple, en 2021, le nombre de salariés intermittents s’élevait à 286 000, soit une hausse de 18 % par rapport à 2020.

 

En cela, encore une fois, le comédien n’échappe pas à la règle de ses collègues : ce statut est fluctuant. « Tout le temps / Comme des clignotants / Un coup t’es brillant / Un coup t’es minable », aurait précisé ironiquement Anne Sylvestre en 1998 dans sa Java des Assedics. Depuis la mise en place en 1965 de l’annexe 8 au règlement général de l’allocation chômage, à l'initiale restreinte au seul domaine du cinéma, puis de ses multiples extensions, de l’eau a coulé sous les ponts.

Temps mort JP

Jean-Philippe Davodeau durant une représentation de Temps mort (crédit : Clémence Llodra)

Avec 1450 € assurés en moyenne chaque mois, ce qui peut sembler somme toute relativement peu au vu de son parcours, Jean-Philippe Davodeau reste philosophe et confie ne pas se plaindre de sa situation. Il estime qu’il a dépassé la période de vaches maigres des artistes à leurs débuts : « Comme beaucoup - et je pense que ça représente la majorité des intermittents - je suis un touche-à-tout, indique le membre du collectif Extra Muros. Je considère ça aujourd’hui comme un confort né de l’inconfort, en cela que je peux saturer de telle ou telle discipline de temps en temps. »

 

Le comédien a pleinement conscience de son statut particulier, qui lui permet d’être libre de tout patronat et de ce « luxe » qu’est le temps. Il a de la même manière à l’esprit les réflexions incessantes des personnes qui mésestiment ces professions par ignorance et les stigmatisent sur les seuls résultats apparents : « J’invite les jugements hâtifs à venir voir le travail en amont des représentations, [...] tout le cheminement de cette aventure fragile. »